N. Chachereau: Les débuts du système suisse des brevets d'invention (1873−1914)

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Titel
Les débuts du système suisse des brevets d'invention (1873−1914).


Autor(en)
Chachereau, Nicolas
Erschienen
Neuchâtel 2022: Éditions Alphil
Anzahl Seiten
557 S.
Preis
CHF 39,00; € 29,90
von
Pierre-Yves Donzé, Graduate School of Economics / Hakubi Center, Kyoto University

Depuis plusieurs années, l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle (OMPI) publie chaque année un Global Innovation Index dans lequel la Suisse figure comme le pays le plus innovant du monde. L’analyse quantitative des droits de propriété intellectuelle est à la base de tels classements. L’existence de bases de données anciennes, qui recensent la plupart des brevets du monde, est séduisante et a amené de nombreux analystes, économistes et historiens à mener des études statistiques afin de discuter le degré d’innovation des nations. Toutefois, de tels travaux ne disent rien de l’identité des déposants de brevets, ni des stratégies qui répondent à la volonté de protéger les innovations. Le brevet reste souvent une boîte noire, dont l’ouverture montre qu’il s’agit d’une source complexe qui, d’une part, remet en cause les évidences des analyses quantitatives et, d’autre part, offre des perspectives originales pour analyser l’innovation technologique dans un pays.

Ouvrir la boîte noire du système suisse de brevets est précisément ce que propose Nicolas Chachereau dans une excellente monographie issue d’une thèse soutenue à l’Université de Lausanne. Adoptant un cadre analytique qui s’inspire des théories des variétés de capitalisme – le capitalisme organisé qui caractérise la Suisse étant une variété des économies de marché coordonnées – et des «mondes de production», concept développé par son directeur de thèse, Cédric Humair, Chachereau démontre que les institutions régulant la propriété intellectuelle dans notre pays sont issues de rapports de force et de négociations entre des groupes d’acteurs aux intérêts divergents. Ainsi, dans la seconde partie du 19e siècle, les principaux groupes revendiquant l’introduction d’une législation sur les brevets sont les industriels horlogers et les ingénieurs de l’industrie des machines, parce que leurs secteurs sont fortement innovants, alors que les représentants de l’industrie chimique, qui copient largement des inventions étrangères, s’y opposent, soutenus par quelques économistes libéraux hostiles par principe à l’interventionnisme étatique.

L’objectif de l’ouvrage est de comprendre comment ont évolué au cours du temps les tensions entre ces divers mondes de production. Il est divisé en deux grandes parties. Premièrement, l’auteur analyse la mise en place d’un système des brevets entre 1848 et 1888. Certains milieux industriels, issus notamment de l’horlogerie et du textile, déposent une motion demandant une loi sur les brevets en 1876, tandis que la pression des États étrangers, qui disposent de telles lois, se fait grandissante (chapitre 1). Un premier projet de loi fédérale est rejeté par le peuple en 1882 (chapitre 2), suivi d’une loi-compromis adoptée six ans plus tard. Elle exclut le brevetage de procédés de fabrication, pour répondre aux demandes des industriels de la chimie bâloise (chapitre 3).

La seconde partie porte sur les diverses pratiques de ce système entre 1888 et 1914. Une analyse quantitative très fine démontre que la Suisse s’établit comme le pays présentant le plus grand nombre de brevets par habitant, après avoir dépassé les Etats-Unis en 1909 (mais d’autres petits pays fortement industrialisés, comme la Belgique, ne sont pas pris en compte) (chapitre 4). L’analyse détaillée de ces données met surtout en évidence la dichotomie entre une foule de petits inventeurs (trois quarts des brevets appartiennent à des déposants qui n’en possèdent qu’un seul) et quelques grosses entreprises. Comme ailleurs dans le monde, les plus gros déposants sont les multinationales de l’industrie électrotechnique, métallurgique et des machines. Les grandes entreprises allemandes et américaines, notamment Siemens et Krupp, sont parmi les plus gros déposants. On note également la présence de quelques représentants suisses de l’industrie des machines (Brown Boveri, Escher Wyss, Oerlikon, Sulzer, etc.) ainsi que quelques-unes des grandes fabriques horlogères, comme Tavannes Watch et Zénith. La domination précoce des grandes entreprises sur le système des brevets devient un phénomène global au début du XX e siècle. Par ailleurs, Chachereau démontre que les petits inventeurs indépendants bénéficient peu de ce système, notamment en raison de l’absence d’un marché du brevet. Il est difficile pour eux de vendre leurs inventions et ils doivent souvent se résigner à tenter de les exploiter seuls (chapitre 5). La variété des usages du système des brevets est ensuite analysée pour les entreprises (chapitre 6), le Bureau fédéral de la Propriété intellectuelle, qui assouplit peu à peu sa définition du brevetable et commence par accepter les fibres artificielles et les alliages (chapitre 7) et pour les tribunaux, qui présentent une volonté de ne pas distribuer des situations de monopole (chapitre 8).

Enfin, un dernier chapitre analyse l’extension de la brevetabilité à la chimie (chapitre 9). L’adoption du modèle allemand pour la fabrication de colorants dans les années 1880, basée sur des activités de recherche et la diversification vers d’autres domaines, notamment la pharmacie (dès les années 1890), amène les chimistes bâlois à déposer des brevets en Allemagne et à demander une révision de la loi suisse. Les pharmaciens indépendants, qui luttent contre l’extension de l’industrie pharmaceutique, restent quant à eux ouvertement opposés à un brevetage des médicaments. Leur poids politique est cependant bien faible. Le principal «monde de production» opposé à l’extension de la loi y devient favorable. Celle-ci est révisée en 1907.

Pour terminer, il convient de souligner l’excellente maîtrise de la littérature internationale et des débats académiques autour des brevets en histoire économique et en business history. Cette littérature n’est pas utilisée pour alourdir des notes de bas de page, mais comme outil permettant de donner du sens à ce qui s’observe en Suisse. L’usage des travaux sur les variétés de capitalisme aurait cependant mérité une discussion plus approfondie. L’auteur affirme que le capitalisme organisé se caractérise par une innovation incrémentale, mais l’industrie chimique est précisément plus orientée vers des innovations radicales, surtout dans le contexte de la diversification vers la pharmacie. Cela aurait mérité une discussion et une critique de la notion de capitalisme organisé, séduisante mais trop monolithique. Cette remarque n’enlève toutefois rien au fait que l’ouvrage de Chachereau est une contribution importante à la recherche historique. Il serait bienvenu que l’auteur publie les principaux résultats de ses travaux dans des revues internationales.

Zitierweise:
Donzé, Pierre-Yves: Rezension zu: Chachereau, Nicolas: Les débuts du système suisse des brevets d’invention (1873–1914), Neuchâtel 2022. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte 73(3), 2023, S. 408-409. Online: https://doi.org/10.24894/2296-6013.00134.